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Dessine-moi un poisson
Louis voulait rencontrer le Petit Prince, mais quand ses rêves se sont brisés, il a tout abandonné...
Posted in A lire, Nouvelle on 1 avril 2024 0 Comments 21 min read
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Dessine-moi un poisson

– Plus tard, je serai aviateur.
Lorsque je déclarai ça à ma mère, des lunettes de plongée sur les yeux et un avion en papier dans la main, elle se leva. Elle se glissa, avec l’agilité que notre chat ne possédait pas, entre les piles de livres qui s’accumulaient dans le salon. Elle trouva ce qu’elle cherchait en quelques secondes. Ce qui semblait au regard de tous un bric-à-brac était en fait parfaitement organisé, selon une logique dont elle seule détenait la clé. Plusieurs fois, j’avais essayé de la piéger en posant des questions sur tel artiste dont je l’avais entendue parler avec des amis ou sur tel ouvrage dont j’avais retenu le titre, au hasard de mes déambulations dans le labyrinthe de tas. Elle avait toujours trouvé le recueil pour illustrer son propos ou le roman source de mon interrogation. Maman était encore plus efficace qu’une bibliothécaire. Même si l’œuvre était bien trop compliquée à lire pour mon jeune âge, elle me laissait la prendre en main et tenter l’expérience.
Elle me tendit un livre dont la blancheur s’était ternie avec le temps. Sur la première de couverture était dessiné un petit garçon blond, vêtu d’un costume vert pâle agrémenté d’un nœud papillon rouge. Il semblait pensif sur sa minuscule planète violacée d’où s’échappait un filet d’air que j’imaginais chaud. Je restais perplexe devant l’image et sans pouvoir me l’expliquer, me sentais triste.

– Si tu veux être aviateur, soit celui-là, déclara ma mère en pointant le nom d’Antoine de Saint-Exupéry.


À dix ans, je dévorai le roman et rêvai d’apprivoiser un renard. Mais nous résidions en ville et je ne réussis à recueillir qu’un chat errant dont notre félin, déjà bien installé dans ses appartements, ne tolérait pas la vue. Mon échec à la pose d’une muselière pour le félidé capricieux me fit me tourner vers un projet qui m’apparaissait plus envisageable : aller sur l’astéroïde B 612, demeure du Petit Prince. Je dessinais de nombreux modèles de véhicule, imaginais les planètes à visiter aux alentours de ma destination et leurs habitants, préparais toutes mes questions au Petit Prince, m’entraînais à lui reproduire un modeste poisson dans un bocal — inoffensif pour la rose et le mouton — et cherchais une solution contre la pousse intempestive des baobabs. À la bibliothèque, je lisais beaucoup pour me documenter. Je ne comprenais pas tout, mais déduisais beaucoup. Et chaque soir, en regardant le peu d’étoiles que je distinguais dans le ciel urbain, je me demandais : le mouton oui ou non a-t-il mangé la fleur ?


La maîtresse accompagna le rire de mes camarades lorsque je parlai de mon envie d’être un explorateur de l’espace – « un spationaute », me corrigea-t-on – et de celle de rencontrer ce garçon, rentré avec un ovin sur sa planète pour prendre soin de sa rose, l’être le plus précieux qu’il avait. Longtemps, j’en voulus à ma mère de m’avoir laissé me ridiculiser ainsi. La veille, elle avait entendu mon exposé et ne m’avait rien mentionné sur mes illusions. Découvrant que cette histoire n’avait rien d’un témoignage du célèbre aviateur, dont j’appris par la même occasion le tragique destin, je brûlai tous mes projets d’expédition, tous mes rêves d’enfant.


De l’appartement en feu, je sauvai les deux chats pelotonnés de peur l’un contre l’autre. Ma mère pleura ses livres : elle ne récupéra des décombres qu’Aurélien d’Aragon et Le Petit Prince que je pensais pourtant avoir réduit en cendres le premier. Je le jetai, mais il rejoignit la bibliothèque de mon grand-père chez qui nous habitions désormais. Chaque jour, je l’observais dans la vitrine, bien en évidence, comme pour me narguer.
Je n’avais plus envie d’être pilote et je ne regardais plus les étoiles en espérant y voir qui que ce soit. Elles n’étaient que des illusions. Mais papi adorait l’aviation et croyait me faire plaisir en m’invitant à peindre avec lui ses maquettes ou en m’emmenant à des meetings aériens. Je n’osais pas lui dire non, car j’aimais ces moments avec lui. Il me racontait ses souvenirs, décrivait mamie et sa robe à fleurs et je rencontrais ses amis, jamais avares en anecdotes. J’aurais pu écrire des romans sur leurs vies, même avec celles qu’ils s’inventaient en vieillissant.


Gigi disait qu’elle était danseuse et que François Truffaut, alors qu’il débutait en tant que cinéaste, lui avait proposé un rôle dans un film, mais elle était tombée enceinte et avait abandonné sa carrière. Bernard, quant à lui, relatait ses aventures de gendarme et celles qu’il avait eues avec des femmes mariées. Papi le surnommait le coucou et je trouvais ça drôle. Je me souviens qu’à l’enterrement il y avait beaucoup de dames et d’anciens soldats qui avaient revêtu leur vieux costume devenu trop petit ou trop grand. Gigi nous avoua ce jour-là que son fils Antoine était celui de Bernard. Elle ne l’avait jamais dit à personne. Son mari, aussi gendarme, était mort en Algérie et tout le monde pensait qu’il était le père. Ça avait alimenté les conversations de maman et de papi. Du coup, j’en avais profité pour demander s’ils étaient bien sûr de l’identité de mon géniteur.


– Malheureusement, bougonna papi dans la moustache qu’il n’avait pas.
– Oh papa ! Ne sois pas désagréable, répliqua maman en claquant sa langue pour signifier son agacement. Écoute, Louis, on a déjà discuté. Ton père est parti peu après ta naissance. Il avait besoin de voyager, d’explorer et… un jour, il reviendra peut-être. Mais il ne faut pas l’attendre, tu comprends ? 


Je dus monter dans ma chambre, celle qui avait été à maman petite. J’entendis qu’ils se disputaient et je me fis la promesse de ne plus jamais mentioner mon père.
Finalement, je devins infirmier dans un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes. Les résidents m’appréciaient et souvent se confiaient à moi. Je leur parlai quelquefois de feu mon papi, le postier qui avait des histoires à n’en plus finir sur les habitants de sa tournée, sur ses aventures cyclistes et les envolées de courriers. Leur entourage venait parfois pour m’écouter et j’aimais les voir s’amuser avec leurs parents. Le temps d’un récit, ils s’évadaient ensemble, oubliaient la maladie, l’odeur âcre des médicaments et la mort qui planait.


– Vous devriez être conteur ou écrivain ! , me répétaient-ils.
Je souriais. Il y avait bien longtemps que je ne rêvais plus. Maman avait eu trop d’ennui avec ça.


Le soir, je rejoignais mon appartement où m’attendait Elsa. Ma mère l’adorait et se plaisait à dire que nous étions faits pour nous rencontrer : Louis et Elsa, c’était écrit. Elle était enseignante de littérature dans un lycée et nous nous étions croisés sur la terrasse d’un café où elle corrigeait des copies. Un coup de vent et elles s’étaient envolées, comme le courrier. J’avais repensé à mon grand-père, sourit et je l’avais aidée à récupérer les devoirs éparpillés. Ses incisives légèrement pointues s’étaient révélées lorsqu’elle avait ri et je l’avais invitée à dîner.


Cinq ans après cette soirée, ma « tite vampire », comme j’aimais la surnommer, s’était parée de rouge pour mon anniversaire. Elle me tendit un paquet assorti à sa robe après le repas. Comme à mon habitude, je déchirai l’emballage sans douceur. Je restai quelques instants interloqué.


– Ta mère m’a dit que ça te ferait plaisir. Tu adorais ce livre enfant. 


Entre mes mains, une version pop-up du Petit Prince me narguait. Le nœud papillon avait cédé la place à une longue écharpe jaune soulevée par une brise stellaire. J’avais la gorge serrée tandis que je tournais les pages pour découvrir les images mouvantes de cette édition. J’ouvrais les fenêtres, tirais sur les languettes, regardais le soleil se lever et se coucher sans cesse autour de la planète. Je me surpris à sourire avec nostalgie. Mais soudain, un élancement dans la poitrine raviva ma mémoire. Les rires des autres me revenaient, l’appartement en feu, mon grand-père chutant en voulant récupérer ce maudit livre, placé sur la dernière étagère de sa bibliothèque. Quel nouveau malheur me réservait-il cette fois encore ? Toutes ces années, son retour n’avait fait qu’annoncer les ennuis.
Le volume tomba à terre en produisant un son mat contre le parquet vitrifié du salon.
Je racontai à Elsa la succession d’événements douloureux associés au Petit Prince. Le jeune blondinet mélancolique en habit pastel m’avait brisé le cœur et avait provoqué la mort d’un être cher. Elle me sermonna. Je repoussai ses mots, même si j’étais conscient que seule mon imagination avait fait de cet ouvrage un monstre, car ce n’était qu’un livre après tout. Je ne pouvais pas garder ce livre chez moi. Je le recouvris de ma serviette de table afin de ne plus le voir en attendant qu’elle s’en débarrasse.


J’oubliai cette histoire et ma vie suivit son cours. Je pansais les plaies visibles et imperceptibles de mes patients, rassurais leur famille, gérais les plannings des aides-soignants, rejoignais Elsa ou mon lit selon mes horaires, répondais aux appels de ma mère, retrouvais des amis en soirée… Je ne m’ennuyais jamais, je veillais à mon emploi du temps comme à celui des gens sous mon autorité au travail. Elsa était la seule à s’intercaler et à bousculer de temps à autre mes plans ce qui tantôt m’amusait, tantôt m’agaçait.


Ce matin-là, j’entendis Nathalie pester en sortant d’une chambre. Elle se dirigea vers moi d’un pas décidé qui n’annonçait rien de bon.
– Le nouveau venu est une vraie plaie ! Il refuse de parler, de s’alimenter et aujourd’hui, il ouvre enfin la bouche pour se moquer ! Et j’ai franchement pas le temps. Tu sais que le nouveau truc de la direction est de définir une durée maximale pour faire la toilette des résidents ? On marche sur la tête ! 


J’ignorais quoi lui répondre, j’étais également soumis aux ordres de rentabilité et je ne pouvais pas faire grand-chose concernant la raillerie du patient. Je ne comprenais pas bien sa réaction puisqu’elle travaillait ici depuis bien plus longtemps que moi et qu’il n’était pas rare que les résidents atteints d’Alzheimer, ou non d’ailleurs, se montrent taciturnes puis soudain agressifs. Pour la calmer, je me rendis dans la chambre du nouvel arrivant.
– Bonjour, je suis Louis, l’infirmier référent de l’établissement. Est-ce que quelque chose ne va pas avec Nathalie ?
– S’il vous plaît… Dessine-moi un poisson !
– Pardon ?
– Dessine-moi un poisson… 


Je regardai avec étonnement ce vieux monsieur fluet assis sur le bord de son lit. Soudain, il attrapa ma main et y glissa un morceau de papier. Une caisse avec des trous sur les côtés était dessinée. Mon cœur fit un bond.

– Que voulez-vous que je fasse avec ce mouton ? , demandai-je sans réfléchir.
Le visage ridé s’illumina et deux billes bleues brillèrent derrière les mèches argentées en bataille.
– Je savais que tu étais toujours là, Louis, déclara-t-il doucement.

– Qui êtes-vous ?

-S’il vous plaît, dessine-moi un poisson. 
Je regardai le bracelet à son poignet. Jacques Durand se leva alors et se glissa dans son fauteuil face à la fenêtre.

-Un jour, j’ai vu le soleil se coucher quarante-quatre fois ! dit-il.

J’avais été de garde la nuit, je rejoignis donc mon lit à l’heure du déjeuner. Ma rencontre avec monsieur Durand m’avait troublé pendant mon trajet, surtout cette histoire de poisson qui me ramenait à mon enfance, mais la fatigue m’avait immédiatement rattrapé une fois le seuil de la chambre franchi. Je repris le travail le surlendemain. Parmi les soins habituels des patients convalescents s’ajoutait un pansement à monsieur Durand qui, m’apprit-on, s’était ouvert la main en serrant une rose si fort que les épines avaient pénétré sa chair. Par conséquent, il avait été décidé que les plantes dangereuses ne seraient plus admises. Lorsque j’entrai, le vieil homme contemplait le vase en plastique vide sur son bureau.

– Bonjour monsieur Durand. Je viens changer votre bandage.
– Il ne faut pas écouter les fleurs. Il faut les regarder et les respirer. La mienne m’embaumait et m’éclairait.
– Vous aimez Le Petit Prince alors ?
– Mais Louis, c’est moi. 
J’étais plus étonné par le fait qu’il se souvienne de mon prénom que par sa déclaration.
– Je suis si seul, continua-t-il en me fixant.
– Vous n’avez pas de famille, monsieur Durand ?
– Je n’avais que ma rose. J’étais responsable d’elle. 
Je vis qu’il caressait entre ses doigts un pétale flétri devenu noir et inodore.


– Laissez-moi vous changer le pansement. Ça risque de s’infecter sinon.
– S’il vous plaît… Dessine-moi un poisson.
– Mais pourquoi un poisson ?
– Dessine-moi un poisson. 


Je cédai, comprenant que c’était le seul moyen de pouvoir le soigner au plus vite. Et si je pouvais lui offrir un sourire avec un poisson… Mais je ne savais pas bien dessiner. J’avais effectivement tracé des tas de poissons dans mon enfance, des plus réalistes aux plus fantaisistes ; le résultat n’était bien souvent pas là et j’avais beaucoup fait rire aussi à cause d’eux.
Je me contentai d’un poisson symbolique dont la queue en triangle légèrement tordue donnait l’impression d’être cassée. Le vieil homme l’observa, perplexe.


– Non ! Celui-là est très malade. Fais-en un autre.
– Et le prochain ne sera pas un poisson et le suivant sera trop vieux ? avançai-je, un peu agacé.
– Dessine-moi un poisson.
– Mais je n’ai pas le temps ! Soyez sérieux un instant que je soigne votre main.
– Tu parles comme les grandes personnes.
– Nous sommes de grandes personnes.
– Tu mélanges tout ! Ce n’est pas un homme, c’est un champignon ! Un champignon ! hurla-t-il.


Je tentai de l’apaiser et finis par me remettre à dessiner sur mon carnet pour le tranquilliser. Je traçai un modeste bocal rond dans lequel reposait une boule noire.
– C’est un œuf de poisson. Quand il éclora en sortira un poisson unique de mille couleurs.
– C’est tout à fait comme ça que je le voulais ! Crois-tu qu’il faille lui donner beaucoup à manger ?
– Non. De petites miettes de pain de temps en temps. Je vous apporterai ce qu’il faut. Je peux soigner votre main maintenant ?
– J’ai connu une planète habitée par un paresseux, me raconta-t-il en tendant sa main. Il avait négligé trois arbustes…
– Je me souviens du dessin du monde envahi de baobabs. C’est vrai que ça peut vite devenir dangereux. Mais il n’y en a pas ici, soyez tranquille. Et il n’y a nul volcan à ramoner, précisai-je en souriant.
– Que peut-on faire de cinquante-trois minutes ?
– Ce que bon vous semble. Vous êtes libre d’aller et venir dans l’établissement, monsieur Durand.
– Je voudrais repartir. Je suis responsable de ma rose.
– Je suis désolé, vous devez rester là. On va s’occuper de vous. 


Je laissai le vieil homme à sa contemplation du ciel, le cœur serré. J’adorais mon métier, mais j’avais parfois du mal à garder mes distances. Ce nouveau patient me touchait plus qu’aucun autre, une blessure bien plus profonde que celle de sa main m’apparaissait. Je savais que je ne devais pas m’attacher, mais il était si mélancolique, si mystérieux. Il ne révélait rien de sa vraie vie, il semblait complètement absorbé par son imaginaire. Le Petit Prince n’avait pas fait des ravages uniquement dans mon existence.


Et pourtant, au fil des jours, il me réconciliait avec l’œuvre. Je me souvenais de passages entiers, tout comme lui qui s’était si bien approprié les paroles du Petit Prince qu’il ne donnait jamais l’impression de les réciter. Celles qui n’étaient pas tirées du roman étaient toujours marquées par cette douceur et cette poésie enfantine qui m’entraînaient malgré moi dans son univers. Parfois, j’avais la sensation qu’il flottait dans l’air de sa chambre une odeur de sable chaud mêlé aux senteurs d’une rose. J’oubliais le temps qui s’écoulait et tant pis si l’on me le reprochait.
Je discutai avec lui de mon chat-renard apprivoisé, des étoiles et du rire des enfants quand j’avais parlé de mes rêves. J’enjolivais les souvenirs de mon grand-père pour en faire des contes fantastiques dans lesquels le courrier se changeait en oiseau et les colis en petits éléphants refusant d’avancer. Je voyais ses yeux bleus pétiller et ma journée en était toute égayée.


Il n’était pas toujours très bavard, mais, de temps à autre, il me racontait son quotidien à travers le spectre de son imagination. La planète blanche, comme il dénommait l’établissement, était un univers mystérieux pour lui. C’était l’endroit le plus densément peuplé qu’il eut visité. Les habitants paraissaient naître et mourir âgés, accompagnés de soigneurs-comptables pâles — qu’il appelait aussi parfois champignons — qui calculaient toute la journée les portions de nourriture, le nombre d’occupants et le temps qui s’écoulait. Impossible de discuter avec eux, ils n’avaient pas un moment et surtout n’entendaient rien. Il me racontait qu’il avait vu une vieille dame qui l’avait pris pour son mari. Puisqu’elle en avait envie, ils étaient partis se promener dans la cour où toutes les fleurs se ressemblent, car aucune n’est à personne. Un champignon avait écourté leur balade en gesticulant et criant. Une autre fois, un monsieur avait craché ses dents sur un des fongus qui avait viré au rouge tomate. Il avait ri à ce souvenir. Un éclat cristallin dont les notes semblaient infinies tant leurs échos emplissaient la pièce. Je l’avais rejoint et nous avions soupiré de bonheur à l’unisson.


Un jour, il me chuchota que cette planète devait être une prison et qu’il avait fait une erreur en atterrissant ici avec un vol d’oies sauvages. Il devait repartir chez lui au plus tôt pour prendre soin de sa fleur et de son mouton. Je tentai de lui expliquer que c’était impossible de s’évader, que le monde extérieur pouvait se révéler dangereux pour lui, mais il ne m’écoutait déjà plus, il était à nouveau plongé dans la contemplation de son pétale de rose. Je lui contai un plan pour que nous nous échappions tous les deux. Nous demanderions au cracheur de dents de détourner l’attention du champignon qui garde la sortie, nous nous faufilerions et profitant de la négligence du facteur, laisserions les lettres s’envoler. Alors, nous nous décollerions avec elles. Il suffisait de s’accrocher à une seule d’entre elles : les autres l’aideraient à nous hisser très loin de la planète blanche, car il est de notoriété que le courrier est très solidaire et n’abandonne jamais un de ses membres en difficulté.


Neuf mois s’étaient écoulés depuis notre rencontre sans que nous ne puissions mettre notre plan à exécution, faute du soutien du cracheur de dents. Je lui annonçai la naissance imminente de mon fils. Elsa renfermait un trésor qu’il me tardait d’étreindre.
– On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux.
– Oui, je sais, lui répondis-je en souriant. C’est pourquoi je l’aime déjà, mon petit prince. Je viendrai vous le présenter, si vous voulez.
– C’est bien d’avoir eu un ami, même si l’on va mourir. Je suis content de t’avoir eu.
– Vous n’allez pas mourir.
– Ce sont des choses qui arrivent. Mais non, ça donnera l’impression que je suis mort, mais je serai juste rentré chez moi. Mon corps est trop lourd et j’ai un long voyage à faire. – J’emmène le poisson avec moi.
– J’espère bien que vous prendrez soin de lui.
– Je suis responsable de mon poisson. Vous n’aurez qu’à regarder les étoiles dans les yeux de votre petit prince pour penser à moi, ajouta-t-il après un moment de silence.


Bien qu’il soit d’un naturel mélancolique, je trouvai monsieur Durand plus triste encore que les autres jours. Un appel d’Elsa dévia mon attention et je partis.


Lorsque je revins le lendemain, heureux papa, il était comme endormi, un sourire aux lèvres, mon dessin serré contre sa poitrine accompagné de son pétale de rose.
Son décès me réconcilia définitivement avec Le Petit Prince. Je perpétuai la mémoire de cet homme mystérieux sans famille. Personne ne savait rien de lui et j’avais fini par abandonner mon enquête — de même que mon travail — pour ne garder que ce qu’il avait voulu laisser comme souvenirs. Alors, entre mes romans, je racontai à mes enfants que j’avais connu Le Petit Prince devenu vieux, mais qui ne s’était pas transformé en une grande personne pour autant. Tel leur grand-père que j’avais retrouvé en Angleterre, rêvant dans les rayons de sa librairie.


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